Résumer neuf siècles d’histoire en quelques lignes est une gageure...
La naissance de l’héraldique et sa première vocation furent le fait des combattants de la première moitié du XIIe siècle dans un espace géographique situé entre la Loire et le Rhin. A cette époque, les casques de plus en plus protecteurs rendant non identifiables le visage des belligérants, ces derniers doivent absolument trouver un autre moyen de distinguer leurs ennemis de leurs alliés. Les armoiries apparaissent alors sur les bannières, les boucliers et les casques. De cette nécessité d’identification à distance découle une règle optique encore respectée de nos jours dans l’élaboration des armoiries : la règle de contrariété des émaux. C’est-à-dire que l’on ne peut placer une figure de couleur (gueules, azur, sable, sinople, pourpre) sur un fond de couleur, tout comme on ne peut placer une figure de métal (or et argent) sur un fond de métal. En effet, vue de loin, une figure blanche sur un fond jaune ou blanc est indiscernable au contraire d’une figure bleue sur un fond jaune.
Règle de contrariété des couleurs héraldiques
On considère deux séries de couleurs (deux familles) distinctes.
Couleurs de la série 1) (alias métaux) :
Pas de couleur de la série 1) (métaux) sur une autre couleur de la même série :
mais uniquement sur une couleur de la série 2) (émaux) :
Couleurs de la série 2) (alias émaux) :
Pas de couleur de la série 2) (émaux) sur une autre couleur de la même série :
mais uniquement sur une couleur de la série 1) (métaux) :
Cette règle héraldique fondamentale peut se considérer comme analogue à celle tout aussi primordiale de l’exogamie chez les êtres humains : on choisit toujours son conjoint en dehors de sa famille mais jamais au sein de sa propre famille.
Bien qu’encore aucune source historique ne puisse confirmer cette hypothèse, de nombreux héraldistes ont l’intuition que cette règle découle de l’utilisation historiquement très précoce des vexilia (drapeaux ou tout objet flottant au vent). En effet, il semble que les premiers emblèmes de reconnaissance utilisés par les bellatores (ceux qui combattent) aient été des vexilia primitivement collectifs avant qu’ils ne deviennent individuels et que ces symboles flottant au vent soient également peints sur les écus ou toute pièce de l’armement présentant une surface pouvant les accueillir comme les casques, les ailettes des hauberts, les côtes d’armes et les rondelles de spalières.
Il est indéniable qu’un drapeau blanc portant une croix jaune va être très difficile à discerner plus on le voit de loin.
Par contre, un drapeau blanc portant une croix rouge peut lui se distinguer de très loin. Il en est de même pour un écu ou tout autre objet armorié.
© Laurent Granier, Héraldiste 2024.
Le répertoire des figures héraldiques des origines n’est pas le fait d’une génération spontanée, ni même d’un emprunt à la civilisation arabe par le biais des croisades. Lions, croix, motifs géométriques divers, fleurs de lis, dragons... font partie d’une iconographie utilisée par les civilisations du bassin méditerranéen depuis la plus haute antiquité, constamment reprise et enrichie jusqu’au Moyen Age et qui ne cesse d’évoluer.
La vogue des tournois, sport lucratif et véritable substitut à la guerre, est le facteur déterminant de propagation des armoiries au sein de la classe chevaleresque.
En parallèle à ce qui se passe sur les champs de bataille, on trouve les premières armoiries sur des sceaux apposés à des documents datés de la première moitié du XIIe siècle. Du XIIe siècle à la première moitié du XIIIe siècle, les armoiries sont exclusivement utilisées par la classe des combattants. L’usage du sceau entraîne l’adoption progressive des armoiries, devenant peu à peu héréditaires, par toutes les classes et institutions de la société médiévale, selon un mouvement initié par les élites. Le sceau est fondamental pour la diffusion des armoiries : au Moyen Age, un acte juridique ne peut être validé que si l’empreinte du sceau du testateur est imprimée dans la cire appendue au document. Ces sceaux portent les armoiries et le nom de leur propriétaire. Dans une société où la majorité des individus est analphabète, le sceau complète ou remplace la signature autographe. De même aujourd’hui, un extrait de naissance ou un diplôme n’a aucune valeur légale s’il ne porte pas le cachet officiel de l’administration émettrice.
Un sceau et sa matrice (fin du XVe siècle).
L’extension de l’usage des armoiries à toutes les catégories sociales se fait en France de 1230 à 1330. Il s’agit dans l’ordre chronologique : des femmes de la haute aristocratie, du clergé séculier, des bourgeois et gens de métier, des paysans, des villes et enfin des corps de métiers et des communautés religieuses. _ Les armoiries perdent donc peu à peu leur fonction première et exclusive de signe de reconnaissance militaire pour devenir une marque de propriété décorative qui couvre bientôt tous les objets précieux ou de la vie quotidienne (bijoux, vaisselle, vitraux, fresques, motifs architecturaux, plaques de cheminées, vêtements, armes...).
En France, durant l’Ancien Régime, tout individu, quelle que soit son origine sociale et sa confession, peut porter les armes de son choix à la seule condition de ne pas usurper celles d’autrui. Ce n’est pas le cas partout en Europe car dans certains pays, les armoiries étaient et sont encore uniquement réservées à la noblesse. Il n’y a donc pas en France de restriction au port des armoiries à la seule noblesse et ce, jusqu’à la Révolution Française : la capacité héraldique était alors chez nous universelle. Dans la fougue révolutionnaire, les Sans-Culottes associeront les armoiries aux privilèges de la noblesse dite " féodale ". _ Leur usage sera interdit et sévèrement réprimé par un décret du 19 juin 1790. Les supports armoriés sont alors souvent détruits. Cette iconoclastie s’intensifie sous la Terreur (1793-1794) et s’étend alors à tous les symboles du pouvoir royal. Cette période a pour résultat un préjudice considérable pour le patrimoine français encore visible aujourd’hui et d’autant plus criant quand on le compare à celui de tous nos voisins européens.
Avec l’avènement du Premier Empire, Napoléon rétablira le port des armoiries, mais l’associera uniquement à la noblesse par le biais d’un fort contrôle administratif sur leur utilisation. Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe feront de même. La IIe République ne se préoccupera pas des armoiries mais interdira à nouveau les titres de noblesse, quant au Second Empire, il imite les décisions de Napoléon Ier. Enfin, la IIIe République ne légifère pas en la matière.
La situation juridique actuelle en France est donc celle qui prévalait sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire que la capacité héraldique concerne tous les Français. Cet état de fait est confirmé par la jurisprudence actuelle qui fait des armoiries un accessoire indissoluble du nom patronymique, noble ou non. Ainsi, chacun peut librement adopter les armoiries de son choix à la seule condition de ne pas usurper celles d’autrui déjà existantes. (N.B. : les litiges sont jugés par les tribunaux civils).
Depuis quelques années, on observe un regain d’intérêt des Français pour l’héraldique. Il se traduit par la multiplication des travaux universitaires dans les différentes disciplines des Sciences Humaines, par de nombreuses publications de vulgarisation, des expositions, des articles dans la presse scientifique et généraliste, internet...
En France, la redécouverte de cet art et de cette science par le grand public a été amorcée par la passion de la généalogie à la fin des années 1970. A l’occasion de recherches généalogiques, de nombreux français ont pu redécouvrir les armoiries de leur famille, comme d’autres, tout aussi nombreux ne les ont pas retrouvées ou ignorent encore que leur famille en possède ! Aujourd’hui de plus en plus de Français décident de se faire créer des armoiries. Il en va de même des communes, souvent lassées par la mode éphémère des logotypes. Demain, les entreprises françaises se doteront peut-être d’armoiries, à l’instar de leurs consœurs des pays du Commonwealth, pour conquérir de nouveaux marchés, fortes d’une emblématique riche de sens et de symboles...
Grand sceau de cire officiel de l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Ferdinand II de Habsbourg authentifiant une lettre de concession d’armoiries à la famille Lorraine Chamant datée de 1606.
NB : ce résumé s’appuie principalement sur les travaux de Michel Pastoureau dans son Traité d’héraldique de son prédécesseur Rémi Mathieu dans Le système héraldique français.